Réalisation : Wang Bing
S'il fallait trouver une ligne de mire à l'œuvre du documentariste Wang Bing, ce serait assurément le Grand Bond en avant (la politique économique lancée par Mao tsé-toung en 1958), autour duquel le cinéaste n'a cessé de tourner, avec Fending, chronique d'une femme chinoise (2007), puis avec Le Fossé (2010, sa seule fiction), pour mettre à jour ses zones d'ombres et ses exactions. Les Âmes mortes, son nouveau film, tourné sur plus de dix ans et présenté hors compétition au dernier festival de Cannes, s'inscrit dans cette démarche démystificatrice, concernant les purges antidroitistes de 1957 dont les victimes furent envoyées au laogai ("camp de rééducation par le travail"). Du haut de ses huit heures et quinze minutes, réparties en trois séances, le film pourrait sembler un monolithe surplombant s'il n'était en fait une course contre la montre, recueillant le plus de témoignages possible auprès des rescapés, afin de constituer une batterie de faits opposables aux versions officielles d'une histoire en voie d'être définitivement réécrite.
Les Âmes mortes s'intéresse plus particulièrement à un lieu de sinistre mémoire : la ferme de Jianbiangou, proche du désert de Badain Jaran, où près de 2500 prisonniers politiques (sur 3000 internés) ont trouvé la mort entre 1957 et 1961. Devant la caméra de Wang Bing se succèdent les survivants de ce camp infernal, aujourd'hui des vieillards retirés, qui reviennent in extenso sur cette séquence historique et l'éclairent au jour des expériences individuelles - cette lumière tant redoutée (et pour cause) par les grands récits collectivistes.(...)